Enseignement Supérieur et Recherche : Vecteur d’innovations responsables
Selon le classement 2020 de Shanghai, la France est classée troisième derrière les Etats-Unis et l’Angleterre : 5 établissements français sont dans le top 100. Pourtant, en France comme dans d’autres pays, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer les conditions de travail difficiles des chercheurs et des universitaires, voire une précarisation de la profession, mais aussi des inégalités croissantes entre les établissements de l’enseignement supérieur. Or depuis la fin du 20e siècle, l’enseignement supérieur et la recherche ont fait l’objet de nombreuses réformes.
La Loi sur l’innovation et la recherche de 1999 relative à la valorisation de la recherche a offert l’opportunité aux chercheurs de créer une entreprise, de déposer un brevet ou de développer des relations de coopération avec des entreprises. Il ne s’agit pas en soit d’une nouveauté (Uzunidis, 2018dir, Boutillier, Alexandre, 2019, Schaeffer, 2019). Au 19e siècle, Louis Pasteur et bien d’autres scientifiques étaient aussi des entrepreneurs. Ce qui a changé depuis la fin du 20e siècle est que l’université est devenue entrepreneuriale au sens premier du terme (Etzkowitz, Leydesdorff, 1997dir), elle est sortie de sa tour d’ivoire (Etzkowitz et al., 2000), à l’âge de l’économie de la connaissance (Powell, Snellman, 2004), pièce maitresse de la société entrepreneuriale (Audretsch, 2007, Boutillier, Uzunidis, 2017, Chambard, 2020, Matt, Schaeffer, 2015).
L’université entrepreneuriale est une institution qui est ouverte sur l’économie et la société. Dans une économie mondialisée, reposant sur la concurrence, les Etats doivent donner aux entreprises les moyens d’innover et d’être compétitives. La triple Hélice (Etzkowitz, 2003, 2008) a mis en évidence depuis le début du 21e siècle, les étroites interactions entre l’université, l’entreprise et l’Etat, voire aussi avec la société civile (en fonction de ses besoins), de l’environnement et de la démocratie (Carayannis, Campbell, 2017), montrant à quel point la production de connaissances et leur valorisation font partie intégrante de la dynamique sociale. Outre ses deux missions initiales de l’université, l’enseignement et la recherche, l’université doit aussi valoriser les résultats de la recherche. Dans ces conditions, depuis ces vingt dernières années, c’est le fonctionnement même de l’université qui a changé, marqué par un double mouvement contradictoire, d’une part l’université s’est à la fois bureaucratisée (multiplication des procédures, classements, évaluation des enseignements, des résultats de la recherche, etc.), d’autre part libéralisée par les modèles sociaux qu’elle diffuse. Elle prône l’entrepreneuriat non seulement pour les enseignants-chercheurs, mais aussi pour les étudiants quelle que soit la discipline étudiée. Le travail de recherche a aussi considérablement changé. Le chercheur doit avoir à son actif pour être reconnu par ses pairs des publications dans des revues classées par les répertoires internationaux (Lanciano-Morandat, 2019).
Les présidents et directeurs des établissements d’enseignement supérieur et de recherche (ESR) construisent leur stratégie autour de l’entrepreneuriat, des incubateurs et de la création de startups et de la compétitivité. Par ailleurs, le modèle de l’open innovation (Chesbrough, 2003) a montré que la formation et la valorisation du capital savoir de la firme (Laperche, 2018) reposait sur le développement de relations de coopération avec un ensemble d’acteurs (startup, centres de recherche, universités, etc.). L’ESR se trouve au cœur de transformations fondamentales qui ne se limitent pas à l’enseignement, à la recherche et à la valorisation, mais dont les conséquences sont beaucoup plus importantes sur les plans économique et social. Dans un contexte économique incertain marqué par l’augmentation des inégalités et pour contrer les conséquences du changement climatique, tous les acteurs de l’écosystème d’innovation (entreprises, universités, institutions de recherche, Etat, consommateurs, etc.) (Fetters et al., 2010) sont concernés par le thème de la responsabilité. C’est ainsi que, inspirés par le cadre de l’Agenda 2030 et les objectifs de développement durable, les inégalités socio-économiques et la dégradation de l’environnement sont devenus quelques-uns des problèmes qui relèvent aujourd’hui de la compétence des Etablissements d’Enseignement Supérieur et de Recherche (ESR) (Bolio Dominguez, Pinzon Lizarrage, 2019). Si ces problèmes restent sans solution, ils peuvent remettre en cause la pertinence sociale des ESR, entendue comme la capacité à former les étudiants et valoriser les résultats de leur recherche pour répondre aux problèmes de la société. En outre, les jeunes qui passent par les universités sont la principale force motrice dont disposent les ESR pour trouver des voies de transformation sociale (UNESCO, 2015). Les ESR ont alors développé des programmes d’enseignement et de formation pour accompagner les étudiants qui ont un projet de création d’entreprise, voire les sensibiliser s’ils n’en ont pas.
Cette mutation s’accompagne également de nouvelles manières d’innover en prenant en compte au sein même du processus d’innovation ainsi que dans les résultats les impacts négatifs qui pourraient être générés. Depuis le début du 21ème siècle, l’innovation responsable (Debref et al., 2019) est donc le nouveau modèle qui permet aux acteurs de l’écosystème d’innovation de répondre aux enjeux urgents auxquels le monde fait face depuis quelques années, enjeux sociaux et environnementaux notamment (Von Schomberg, Hankins, 2019). L’AUF (Agence Universitaire de la Francophonie) a développé par exemple le dispositif ACTIF (Action pour l’innovation responsable francophone), visant à « identifier, fédérer, valoriser et développer l’innovation à impact positif là où elle se trouve déjà dans le réseau de l’AUF et là où elle sera créée. ». Le projet européen HEIRRI (Higher Education Institutions and Responsible Research and Innovation), financé par la Commission européenne entre 2015 et 2018 dans le cadre du programme Horizon 2020, visait à stimuler l’alignement des pratiques de recherche et d’innovation avec les besoins et attentes de la société. Il propose aujourd’hui un état de l’art et une base de données de pratiques d’enseignement et de recherche de l’innovation responsable, ainsi que des propositions de programmes de formation. La question de la manière dont l’enseignement supérieur et la recherche se saisissent de ces enjeux pour y répondre est ainsi fondamentale. L’objectif est ainsi des produire des connaissances scientifiques fiables répondant aux véritables besoins de la société. En ce sens, l’organisation de la science ne devrait-elle reposer ni sur l’Etat ni sur le marché, les chercheurs devant pouvoir mener leurs travaux en tout indépendance (Pénin, 2020) ?
Cette évolution pose de nombreuses questions qui recoupent les trois grandes missions de l’enseignement supérieur et de la recherche, plus une question transversale qui est celle de la gouvernance de l’université :
1/ Dans une perspective d’innovation responsable, la question de la recherche et de la production de la connaissance est importante : comment sont définies les orientations de la recherche responsable ? Comment prennent-elles en compte les grands enjeux sociétaux ? Comment évolue le travail des chercheurs ? De nouveaux processus se mettent-ils en place ? Quelles sont les conditions de recrutement et formation des chercheurs, leurs conditions de travail ont-elles évolué ? Comment la recherche est-elle financée ? Quelles sont les conséquences du financement privé sur l’autonomie et l’indépendance des activités de recherche ? Quelles sont les modalités et les conséquences de la « course à la publication », en particulier en termes de qualité de la recherche (fraude scientifique, manipulation des résultats, etc.) ?
2/ Comment est valorisée la recherche pour des résultats socialement souhaitables ? Comment sont diffusés ses résultats ? Comment cette recherche se traduit-elle par des innovations responsables ? De quelle manière dans ce cas ? Quels sont les financements de l’innovation fondée sur la recherche responsable ? Comment ces processus s’inscrivent-ils dans les relations ESR-entreprise-Etat durables ? Quel est le rôle des structures d’accompagnement à la création d’entreprise ?
3/ L’ESR a également une mission d’enseignement et de transmission de connaissance, y compris de formation à l’entreprenariat et à l’innovation responsable. Cet objectif est-il pris en compte dans les modalités d’enseignement et de transmission des connaissances ? Si oui de quelle manière ? Génère-t-il de nouvelles approches pédagogiques ? A-t-il un impact sur le recrutement et la formation des enseignants ?
4/ Enfin, quel lien entre l’impératif d’innovation responsable et la gouvernance de l’ESR ? Cela participe-t-il au développement des inégalités entre les établissements de l’enseignement supérieur ? Cela participe-t-il à l’installation d’un dialogue inclusif des parties prenantes et la participation d’un large éventail d’acteurs afin d’accroitre l’engagement social? Quel pourrait être le modèle d’ESR de demain favorisant l’innovation responsable et susceptible de répondre aux grands enjeux ?
Audretsch D., 2007, The entrepreneurial society, Oxford University Press.
Boutillier S., Alexandre L., 2019dir, L’entrepreneuriat scientifique. Institutions et innovation, Marché & organisations, 34, 11-14.
Bolio Domínguez V., Pinzón Lizarraga L. M., 2019, Construction and Validation of an Instrument to Evaluate the Characteristics of University Social Responsibility in University Students, Revista Internacional de Educación para la Justicia Social, 8(1), 79-96
Boutillier S., Uzunidis D., 2017, L’entrepreneur, ISTE Editions.
Carayannis E. G., Campbell D. F. J., 2017, Les systèmes d’innovation de la quadruple et de la quintuple hélice, Innovations, 54, 173-195.
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Von Schomberg, R., Hankins, J. (Eds.). (2019). International handbook on responsible innovation: A global resource. Edward Elgar Publishing.
David Audretsch (Indiana University), Pierre Barbaroux (Ecole de l’air), Patricia Baudier (EM-Normandie), Sonia Ben Slimane (ESCP), Bertrand Bocquet (Université de Lille), Sophie Boutillier (Université du Littoral Côte d’Opale), Thierry Burger-Helmchen (Université de Strasbourg), David Campbell (University of Applied Arts, Vienna), Vanessa Casadella (Université de Picardie Jules Verne), Patrick Cohendet (HEC Montréal), Elias Carayannis (University George Washington), Muriel Cordier (AUF), Romain Debref (Université Reims Champagne Ardennes), Béatrice Dumont (Université Sorbonne Paris Nord), Laurent Dupont (Université de Lorraine), Henry Etzkowitz (Stanford University), Joëlle Forest (INSA Lyon), Michel Grossetti (Université Toulouse Jean Jaurès), Jeremy Howells (University of Portsmouth), Caroline Hussler (Université Lyon 3), Caroline Lanciano-Morandat (Université d’Aix en Provence), Blandine Laperche (Université du Littoral Côte d’Opale), Isabelle Laudier (CDC), Birgit Leick (University of South-Eastern Norway), Son Thi Kim Le (Université du Littoral Côte d’Opale), Marcos Lima (SKEMA), Mireille Matt (INRAE-Lisis), Laure Morel (ENSGSI, Université de Lorraine), Sana Mrizak (Université du Littoral Côte d’Opale), Julien Pénin (Université de Strasbourg), Loïc Petitgirard (CNAM), Emmanuelle Picard (Ens-Lyon), Sophie Reboud (Burgundy School of Business), Jean-Claude Ruano-Borbalan (CNAM), Francesco Schiavone (University Parthenope, Naples), Eric Seulliet (La Fabrique du Futur), Véronique Schaeffer (Université de Strasbourg), Michele Simoni (University Parthenope, Naples), Bérangère Szostak (Université de Lorraine), Sofiane Tahi (Université de Picardie Jules Verne), Corine Tanguy (AgroSup Dijon), Ludovic Temple (CIRAD), Leila Temri (Supagro), Jean-Marc Touzard (INRAE), Dimitri Uzunidis (Université du Littoral Côte d’Opale).